Bertrand STOFLETH
“Rhodanie” (extrait)
L'art des rives - Texte de Michel Poivert
On parle communément des bords de mer et des lisières des forêts, les rives des fleuves n'occupent pas tout à fait la même place dans notre imaginaire. Cette bande qui s'allonge est surtout célébrée sur le mode d'une frontière, celle de la berge - soit d'un talus anobli : une forme de rempart. L'espace de la rive, cette langue de terre qui n'est plus une limite, est un lieu intermédiaire que l'on arpente mais que l'on visite surtout, que l'on investie parfois. Peu décrite, la rive est souvent sacrifiée par cette position d'entre-deux, ni le flot lui-même et sa puissance élémentaire, ni le terrain qui vient presque jusqu'à l'eau : champ, lande ou tout autre espèce de sol. Le travail photographique de Bertrand Stofleth semble s'être particulièrement attaché à révéler l'identité de la rive, en suivant avec méthode la course du Rhône à ses alentours. Il construit le dialogue entre le paysage fluvial et l'espace frontière qui le borde. Il en souligne les formes d'occupations, de transformations hétéroclites, d'aménagements provisoires, de sorte que le fleuve qui n'y perd rien en majesté se voit au contraire affublé de petits riens qui le détourne des errements du sublime.
Cheminant à bord d'une véhicule équipé d'une nacelle élévatrice, le photographe se trouve toujours à même hauteur. Ce protocole visuel unifie le long trajet du glacier à la Camargue. Identité de point de vue - à la fois surplombant mais conforme à l'esprit apaisé d'une vedute - qui ne standardise toutefois pas les images tant les axes varient et les sites eux-mêmes se diversifient. On pourrait sans peine concevoir le point de vue d'un belvédère, où mieux, si l'on compare le fleuve à un spectacle permanent, concevoir la position d'un balcon de théâtre. Le point où tombe la vue est ainsi toujours précis, mais il est hybride : c'est à la fois celui du topographe et celui du dessinateur, du peintre ou du photographe. Le sentiment de l'interprétation s'ajoute à la rigueur du relevé, et c'est cette dialectique qui gouverne Rodhanie : précision des rendus et opération imaginative.
Chacune des vues est un portrait de rive. Et chaque rive est une scène, ou plus exactement, il s'y joue quelque chose que le photographe a choisi de privilégier en choisissant le moment de la prise de vue, en sollicitant l'obligeance d'un passant ou d'un pêcheur, en insistant pour obtenir une autorisation, en obtenant l'aimable participation d'un résident, en demandant de reprendre une pose, de rejouer une action... Bertrand Stofleth met en scène ses rives avec une patience qui n'a d'égal que le caractère insoupçonnable de son intervention. Pourquoi, dans cette parcelle d'image avoir tant exigé de soi et des autres alors que le "sujet" est là, noble, indifférent et mouvant : le fleuve ? Précisément parce que Rhodanie est ce monde imaginaire des rives, et que le photographe travaille à bâtir des paysages qui n'existaient pas avant que les rives soient consacrées.
Bertrand Stofleth invoque sans détour la référence à l'Arcadie. Il s'agit bien de superposer deux données : l'existence géographique d'un lieu et le mythe qui lui est associé. Comme la région du Péloponèse, la course du Rhône est une réalité physique. Comme l'Arcadie associée à l'âge d'or, Rhodanie est un espace mythique. Les hommes coulent auprès du fleuve des jours heureux, viennent là contempler la nature, se détendre et flâner, flirter, jouer... Rhodanie est une Arcadie de fortune certes, mais il faut y entendre néanmoins ce pouvoir des hommes à fabriquer un lieu de plaisir, concevoir une forme de résistance à l'oppression de la vie moderne, employer donc une ruse avec la société pour s'en écarter un peu avant de s'y fondre à nouveau : un art de l'échappée belle. Rhodanie, si l'on souhaite la comparer à l'une des grandes modalités d'être de la Grèce antique, est l'univers de la métis. Elle est le monde où règne sous ce vocable le moyen, pour "celui qui est plus faible, de triompher, sur le terrain même de la lutte, de celui qui est plus fort" pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant.
De ces paysages à la fois grandioses et minuscules, l'art en a donné des exemples. Les scènes mythologiques apparaissent en menue et la natures gigantesque, renversant l'ordre des priorités de la représentation. C'est ici la leçon de Poussin. Pour consacrer le genre du paysage en soi il fallait réduire à prétexte les "sujets" nobles - c'est-à-dire mythologiques - les ramener à la portion congrue de l'espace en privilégiant la hauteur de vue. Celle-ci était une ruse, mais elle permit, en effet, de faire de la nature un sujet et non plus un décor. Bertrand Stofleth emprunte ce chemin là de la ruse mais il la renverse : les magnifiques vues à la chambre se donnent d'abord pour des paysages documentaires, puis à petite échelle l'animation des humains vient jouer sa participation. Dans l'art des rives la nature devient politique.