Bruno SERRALONGUE
"Un Cheval"
On dit de ceux qui s’apprêtent à combattre qu’ils s’élancent à corps perdu. C’est bien qu’il faille risquer, en luttant, de ne pas rester entier. La vie militante, par l’engagement total qu’elle suppose, semble toujours compromettre l’intégrité de celui qui la choisit. À commencer par celle de son propre corps, exposé et rendu vulnérable pour qu’il imprime les marques du conflit qu’il tente de rendre visible. Parmi toutes les qualités que je peux trouver aux photographies prises par Bruno Serralongue sur la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes depuis 2014, je reconnais surtout celle de parvenir à documenter une vie militante permettant d’autres transformations.
L’organisation du quotidien y repose sur deux axes principaux. D’un côté, le travail de la terre, les semences et récoltes des cultures qui assurent la survie du groupe. Il faut s’organiser pour obtenir de la terre le pain et les fruits, faire travailler le sol, protéger les haies de l’assaut des sangliers. De l’autre, la participation aux assemblées qui entretiennent le mouvement de résistance. On y définit le plus précisément possible le sujet de la lutte et ses contours – ici ceux de la zone à défendre –, cet espace est aussi destiné à concentrer la transmission d’enseignements plus généraux, scientifiques, juridiques ou sociaux. Mais sous cette tente se décide surtout l’organisation de la communauté.Cette coïncidence fondamentale entre l’affirmation de positionnements politiques et l’examen des problèmes liés à la vie communautaire, l’alternance même de la parole et du travail, me semble permettre, en reconsidérant la hauteur de l’engagement, de concilier ses exigences avec le corps du militant. Il s’agira autant pour lui de « garder les désaccords vivables » que d’apprendre à « prendre place », « construire en dur ».
Je serai cuisinier, ingénieur, paysan. Ainsi s’oppose au mouvement de perte que nous décrivions le choix de s’incarner consciemment dans de nouvelles figures. Ici celles d’un homme à genoux ramassant des pommes de terre et d’un cheval à l’assurance calme et majestueuse évoquent les peintures de Millet. Elles me rappellent aussi le paysan d’Emerson, situé à l’origine du monde politique, participant à un ensemble où tous – soleil, cheval, homme et ruisseau – travaillent ensemble à l’entretien d’une vie régénératrice.
D’autres stratagèmes nés d’une intelligence collective permettent aux occupants de se soustraire à la violence des confrontations armées. La série de photographies que Bruno Serralongue expose pour la première fois dans cette exposition documente l’un des plus passionnants. Répondant à l’étude de terrain commandée par les promoteurs du projet devant déterminer l’ampleur des dégâts écologiques occasionnés par la construction de l’aéroport, les naturalistes sont intervenus pour opposer un autre rapport témoignant de l’intérêt naturel du site. Tous les deuxièmes dimanches de chaque mois, professionnels et amateurs se retrouvaient ainsi pour procéder à l’inventaire exhaustif des organismes composant le bocage. Si cette recension permet de retarder considérablement la construction de l’aéroport, elle a également pour fonction de redoubler la violence des décisions du pouvoir politique, forcé, pour avancer dans le projet, d’acter la disparition d’espèces protégées. Cette promenade activiste est un motif singulier dans la vie militante. On y discute en marchant de politique aussi bien que de la migration des oiseaux. Et l’on apprend par l’observation attentive du paysage des plantes et de leurs qualités. Le lyrisme guerrier – « la rage au coeur les poings levés » lit-on encore sur la poche d’un sac-à-dos – semble y avoir perdu de sa dureté. Alors même que les recherches des naturalistes avaient été introduites dans la lutte comme un levier juridique, j’aime penser que puisse s’opérer une forme de décrochement dans la vie du militant, qui découvre qu’est né en lui, sans même s’en rendre compte, un sentiment d’empathie élargi. C’est ce type d’attention dont témoigne les photographies de Bruno Serralongue qui aura préféré s’équiper d’un simple appareil numérique pour se joindre au groupe. Par un jeu d’échelle, le paysage est alors ramené à une mesure d’équivalence. Humain, vipère, myxomycète, flûteau nageant ou triton. Si bien que dans cette conception aplanie de nouveaux déplacements horizontaux puissent avoir lieu.
Ainsi, peut-être ces hommes pourront-ils être le sujet de transformations inédites, s’avancer à corps perdu dans le paysage et s’y confondre. Devenir cheval, mousse ou lichen. Et c’est tout un ensemble de nouveaux alliés – des yeux dans l’eau – qui te regarde. Toute une armée tapie dans l’ombre.
Baptiste Pinteaux
© B.SERRALONGUE - courtesy galerie AIR DE PARIS